Kropotkine : La grande révolution (1789-1793) – 1. Les deux grands courants de la Révolution

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Classé dans : Lectures Mots clés : révolution

Deux grands courants préparèrent et firent la Révolution. L’un, le courant d’idées, le flot d’idées nouvelles sur la réorganisation politique des États, venait de la bourgeoisie. L’autre, celui de l’action, venait des masses populaires, des paysans et des prolétaires des villes, qui voulaient obtenir des améliorations immédiates et tangibles à leurs conditions économiques. Et lorsque ces deux courants se rencontrèrent, dans un but d’abord commun, lorsqu’ils se prêtèrent pendant quelque temps un appui mutuel, alors ce fut la Révolution.

Depuis lontemps déjà, les philosophes du dix-huitième siècle avaient sapé les fondements des sociétés policées de l’époque, dans lesquelles le pouvoir politique, ainsi qu’une immense partie des richesses, appartenaient à l’aristocratie et au clergé, tandis que la masse du peuple restait la bête de somme des puissants. En proclamant la souveraineté de la raison, en prêchant confiance en la nature humaine et en déclarant que celle-ci, corrompue par les institutions qui, dans le cours de l’histoire, imposèrent à l’homme la servitude, retrouverait néanmoins toutes ses qualités lorsqu’elle aurait reconquis la liberté, les philosophes avaient ouvert à l’humanité de nouveaux horizons. En proclamant l’égalité de tous les hommes, sans distinction d’origine, et en demandant l’obéissance de chaque citoyen, qu’il fût roi ou paysan, à la loi, censée exprimer la volonté de la nation, lorsqu’elle a été faite par les représentants du peuple ; en demandant enfin la liberté des contrats entre hommes libres et l’abolition des servitudes féodales ; en formulant toutes ces réclamations, reliées entre elles par l’esprit systématique et la méthode qui caractérisent la pensée du peuple français, les philosophes avaient certainement préparé la chute de l’Ancien Régime, du moins dans les esprits.

Mais cela seul ne pouvait suffire pour faire éclater la Révolution. Il fallait encore passer de la théorie à l’action, de l’idéal conçu en imagination à sa mise en pratique dans les faits ; et ce qu’il importe surtout à l’histoire d’étudier aujourd’hui, ce sont les circonstances qui permirent à la nation française, à un moment donné, de faire cet effort : commencer la réalisation de l’idéal.

D’autre part, bien longtemps avant 1789, la France était déjà entrée dans une période d’insurrections. L’avènement de Louis XVI au trône, en 1774, fut le signal de toute une série d’émeutes de la faim. Elles durèrent jusqu’en 1783. Puis vint une période d’accalmie relative. Mais, depuis 1786, et surtout depuis 1788, les insurrections paysannes recommencèrent avec une nouvelle énergie. La famine avait été le motif principal des émeutes de la première série. Maintenant, si le manque de pain restait toujours une des causes des soulèvements, c’était surtout le désir de ne plus payer les redevances féodales qui poussait les paysans à la révolte. Jusqu’en 1789, le nombre de ces émeutes alla en grandissant, et enfin en 1789 elles se généralisèrent dans tout l’est, le nort-est et le sud-est de la France.

Ainsi se désagrégeait le corps social. Cependant, une jacquerie n’est pas encore une révolution, alors même qu’elle prendrait des formes aussi terribles que celles du soulèvement des paysans russes en 1773, sous la bannière de Pougatchoff. Une révolution, c’est infiniment plus qu’une série d’insurrections dans les campagnes et dans les villes. C’est plus qu’une simple lutte de partis, si sanglante soit-elle, plus qu’une bataille dans les rues, et beaucoup plus qu’un simple changement de gouvernement, comme la France en fit en 1830 et 1848. Une révolution, c’est le renversement rapide, en peu d’années, d’institutions qui avaient mis des siècles à s’enraciner dans le sol et qui semblaient si stables, si immuables, que les réformateurs les plus fougueux osaient à peine les attaquer dans leurs écrits. C’est la chute, l’émiettement en un petit nombre d’années, de tout ce qui faisait jusqu’alors l’essence de la vie sociale, religieuse, politique et économique d’une nation, le renversement des idées acquises et des notions courantes sur les relations si compliquées entre toutes les unités du troupeau humain.

C’est enfin l’éclosion de conceptions nouvelles, égalitaires sur les rapports entre citoyens, conceptions qui bientôt deviennent des réalités et alors commencent à rayonner sur les nations voisines, bouleversent le monde et donnent au siècle suivant son mot d’ordre, ses problèmes, sa science, ses lignes de développement économique, politique et moral.

Pour arriver à un résultat de cette importance, pour qu’un mouvement prenne les proportions d’une révolution, comme cela arriva en 1648-1688 en Angleterre et en 1789-1793 en France, il ne suffit pas qu’un mouvement des idées se produise dans les classes instruites, quelle qu’en soit la profondeur ; et il ne suffit pas non plus que des émeutes se produisent au sein du peuple, quels qu’en soient le nombre et l’extension. Il faut que l’action révolutionnaire, venant du peuple, coïncide avec le mouvement de la pensée révolutionnaire, venant des classes instruites. Il faut l’union des deux.

C’est pourquoi la Révolution française, tout comme la Révolution anglaise du siècle précédent, se produisit au moment où la bourgeoisie, après avoir largement puisé aux sources de la philosophie de son temps, arriva à la conscience de ses droits, conçut un nouveau plan d’organisation politique et, forte de son savoir, âpre à la besogne, se sentit capable de se saisir du gouvernement en l’arrachant à une aristocratie de palais qui poussait le royaume à la ruine complète par son incapacité, sa légèreté, sa dissipation. Mais, à elles seules, la bourgeoisie et les classes instruites n’auraient rien fait si, à la suite de circonstances multiples, la masse des paysans ne s’était aussi ébranlée et, par une série continuelle d’insurrections qui durèrent quatre ans, n’eût donné aux mécontents des classes moyennes la possibilité de combattre le roi et la cour, de renverser les vieilles institutions, et de changer complètement le régime politique du royaume.

Cependant l’histoire de ce double mouvement reste encore à faire. L’histoire de la Grande Révolution française a été faite et refaite bien des fois, au point de vue de tant de partis différents ; mais jusqu’à présent les historiens se sont appliqués surtout à raconter l’histoire politique, l’histoire des conquêtes de la bourgeoisie sur le parti de la cour et sur les défenseurs des institutions de la vieille monarchie. Ainsi nous connaissons très bien le réveil de la pensée qui précéda la Révolution. Nous connaissons les principes qui dominèrent la Révolution, et qui se traduisirent dans son oeuvre législative ; nous nous extasions aux grandes idées qu’elle lança dans le monde et que le dix-neuvième siècle chercha plus tard à réaliser dans les pays civilisés. Bref, l’histoire parlementaire de la Révolution, ses guerres, sa politique et sa diplomatie ont été étudiées et racontées dans tous les détails. Mais l’histoire populaire de la Révolution reste encore à faire. Le rôle du peuple des campagnes et des villes dans ce mouvement n’a jamais été raconté ni étudié dans son entier. Des deux courants qui firent la révolution, celui de la pensée est connu, mais l’autre courant, l’action populaire, n’a même pas été ébauché.

À nous, descendants de ceux que les contemporains appelaient les anarchistes, d’étudier ce courant populaire, d’en relever, au moins, les traits essentiels.

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